Komedit est la première maison d’édition comorienne

Entretien avec Mohamed Ahmed-Chamanga, linguiste, enseignant à l’Inalco et auteur de la fameuse « Introduction à la grammaire structurale du comorien »[1]. Fondateur de la première maison d’édition comorienne, il se positionne plus comme un militant que comme un homme d’affaires sur un marché exigu, où la culture du livre reste encore de l’ordre du phénomène étrange. Komedit publie des ouvrages pour les Comores, mais son lectorat reste majoritairement européen. Une situation qui ne le surprend guère, habitué qu’il est au système « D ». Treize années après la publication du premier livre par sa maison d’édition, l’homme qui a remis Les testaments de transhumance de Saindoune Ben Ali, poète maudit de la jeune littérature comorienne d’expression française, au goût du jour, nous fait partager sa vision d’un monde insulaire où tout reste à inventer en matière d’enjeux sur le livre.

Vous êtes le premier éditeur comorien. Peut-on parler d’une activité viable ?

La réponse est non. Du moins, pour le moment. Pour que l’édition soit rentable aux Comores, il faudrait qu’il y ait suffisamment de lecteurs.

Quel est le plus gros tirage que vous ayez enregistré à ce jour ?

Depuis la création de Komedit en 2000, trois titres sur les cinquante publiés ont permis d’atteindre chacun, avec les retirages, le chiffre de 1000 exemplaires, vendus sur 10 ans ou presque[2].

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Promotion des lettres comoriennes lors d’une expo à Mitsudje

Quel tirage en moyenne pour le reste de votre catalogue ?

Le tirage moyen d’un livre est de 300 exemplaires. On prévoit quatre ou cinq ans pour les écouler sur le marché.

Pour quel public ? Qui achète, qui lit, qui s’intéresse à vos publications ?

Au départ, nous avions ciblé le public comorien, essentiellement. Mais finalement, nous estimons aujourd’hui que notre clientèle importante est constituée à 80% d’Européens. Puisque nous ne distribuons pas directement nos publications, il nous est difficile de fournir des statistiques précises.

Il est souvent dit que les Comoriens lisent peu…

La lecture n’est pas une activité innée chez l’homme. Elle s’entretient. Comment voulez-vous que les élèves s’intéressent à la lecture, alors que leurs instituteurs ne s’adonnent pas à cette activité ? Quand les seuls livres à lire – ou à apprendre par cœur – sont les manuels scolaires, utilisés dans le seul but d’obtenir une bonne note en classe et de réussir ses examens. Une fois le résultat obtenu, on considère que l’apprentissage est terminé. Lire, ça s’apprend. Or nous savons que dans presque toutes les écoles comoriennes, il n’y a pas de bibliothèque. Nos enseignants lisent peu, pour ne pas dire « pas du tout ». Comment peuvent-ils transmettre le goût de la lecture à leurs élèves ?

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Aboubacar Said Salim, un des auteurs-phares de Komedit

Il est aussi dit que les Comoriens lisent plus d’auteurs étrangers que d’auteurs comoriens…

Cela me paraît normal. Car il faut bien reconnaître que l’offre des auteurs comoriens est quand même très très limitée. N’oubliez pas que nous n’en sommes qu’aux premières publications de la littérature comorienne…

Comment s’orchestre la promotion de vos ouvrages, vu le peu d’intérêt que la presse comorienne accorde aux livres ?

Au début, nous assurions des stands dans les différentes manifestations comoriennes, en France notamment, pour exposer les publications. Mais vu le peu de résultats obtenus, nous avons dû abandonner. Après, nous organisons de temps à autre quelques rencontres littéraires avec la présence de l’auteur. Le rôle de ce dernier est essentiel pour la diffusion de ses œuvres.

Les libraires ne font pas toujours bien leur boulot aux Comores…

Je ne dirai pas ça. A la création de Komedit, il n’y avait que trois librairies dans les trois îles sous administration comorienne : une à Mutsamudu et deux à Moroni. Nous avons quand même bénéficié de leur soutien. Je citerai en particulier la Bouquinerie à Anjouan, et l’ancienne Maison du Livre à Moroni, qui, les premières années, ne prenait aucun pourcentage sur les ventes, pour nous aider.

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Saindoune Ben Ali, poète maudit des lettres comoriennes, est au catalogue de Komedit

Les principales maisons comoriennes d’édition ont une adresse sur le net. Le web permet-il de générer de l’intérêt pour vos productions ?

Le web nous sert surtout de vitrine d’exposition. Il a un impact très limité sur les ventes. Toutefois, depuis un an, nous sentons un certain frémissement sur les ventes, depuis que nous nous faisons distribuer par les éditions L’Harmattan, qui ont l’avantage de disposer d’un vaste réseau.

Diriger une entreprise d’édition n’est pas chose facile. Vous êtes linguiste, initialement ?

C’est une activité qui demande des compétences qu’une personne seule ne peut remplir. C’est toute une équipe qu’il faudrait constituer. Une équipe de relecteurs, de correcteurs, de graphistes, de maquettistes, de communicateurs, de gestionnaires, etc. Or, dans un pays où le livre n’est pas considéré comme un objet de « consommation courante », l’édition n’est pas une activité rentable. Son exercice relève plus du militantisme qu’autre chose. On est donc obligé de recourir au « système D » et à de bonnes volontés pour s’en sortir.

Qu’est-ce qui a suscité votre intérêt pour ce monde de l’édition ?

La linguistique et la politique. Pour la linguistique, cela remonte à 1978, lorsqu’on m’a demandé d’assurer, avec un ami,  l’édition scientifique du manuscrit du R.P. Sacleux[3]. En 1980, on m’a demandé d’éditer les recueils de contes comoriens, servant de corpus à mes études linguistiques. Au début des années 1990, au sein de l’équipe de recherche du Centre d’Etudes Océan Indien de l’INALCO (CEROI), j’ai été  responsable de l’édition de la revue Etudes Océan Indien[4]. Par la suite, j’ai été co-directeur de collection chez l’Harmattan pour le compte du CEROI[5]. Tout cela m’a donné goût, pour ainsi dire. Les livres publiés par les éditeurs français revenaient trop chers au marché comorien. Pour abaisser les coûts, j’ai décidé de fonder une première maison d’édition Man Safara qui a fait long feu. Le facteur décisif a été mon engagement dans la lutte politique contre « le séparatisme anjouanais ». La création de Komedit en 2000 constituait un prolongement dans cette lutte. Il fallait donner aux Comoriens, à travers le livre, le moyen de mieux se connaître et peut-être de se comprendre…

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Mohamed Nabuhani, le premier à publier un récit en shiKomori, est chez Komedit

Qu’est-ce qui explique l’absence d’une critique aguerrie dans l’archipel ? Que ce soit en littérature ou pour les sciences humaines, la critique est une activité quasi inexistante sur ce territoire.

Cela relève d’un problème sociétal. Nous sommes partie prenante d’une société où la critique n’est pas aisée. La proximité n’aide pas à formuler une critique sur le travail d’autrui. Les gens sont trop proches les uns des autres, ont peur de se juger, hésitent à amorcer une critique, sans doute  pour éviter d’être eux-mêmes critiqués. Il faudrait qu’il y ait un espace véritablement critique. Il faudrait l’inventer, le faire exister, l’entretenir. Avec le nombre de titres déjà disponibles sur le marché et l’existence d’autres maisons d’édition, il serait souhaitable qu’il y ait un espace de rencontre autour de ces écrits, d’échange entre les auteurs comoriens. On pourrait aussi envisager la création d’un prix littéraire…

Que pensez-vous justement de la difficulté qu’ont les auteurs comoriens à se retrouver au sein d’une dynamique commune ? L’impression que chacun s’agite dans son coin, en solitaire ?

Malheureusement, ce n’est pas le seul domaine dans le pays où « chacun s’agite dans son coin ». Il faudrait peut-être demander aux sociologues le pourquoi de cette attitude…

Comment analysez-vous l’intérêt porté par les autorités nationales à la question du livre ?

La position des autorités comoriennes sur la question du livre reflète leur politique générale en matière culturelle et éducative. Pour qu’elles y portent un intérêt quelconque, il faudrait qu’elles soient elles-mêmes convaincues de l’intérêt du livre dans le développement du pays. Or, nous savons tous – et cela n’est un secret pour personne – que nos politiciens ne sont pas  des gens cultivés, pour la plupart, et qu’ils sont là d’abord pour leur ventre…

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Nassuf Djailani, seul auteur de Mayotte, labellisé « comorien » chez Komedit

Vous parlez de prix littéraire. Il y en avait un, il y a quelques années, lancé par les autorités. Le kalam…

C’est vrai, mais à l’époque, il y avait très peu de publications.

Parlons de vos auteurs publiés. Sur quels critères les sélectionnez-vous ?

Il faut que le sujet traité soit lié aux Comores, porte sur la culture comorienne ou interpelle les Comores.

Que diriez-vous à un jeune comorien en quête d’éditeur aujourd’hui

De bien relire son manuscrit. De faire lire son manuscrit à un tiers pour une analyse critique. Ensuite, et seulement ensuite, de le soumettre à un éditeur. Il faut aussi que le jeune auteur sache que son manuscrit peut être rejeté. Ne pas se décourager pour autant, le reprendre et le retravailler, avant de le soumettre à nouveau à l’éditeur. Il se doit d’être exigeant envers lui-même.

Propos recueillis par Soeuf Elbadawi/ Djando la Waandzishi

[1] Deux ouvrages parus à ce jour sous le label Komedit, le premier consacré au parler shiNgazidja, et le second au shiNdzuani, deux variantes d’une meme langue, le shiKomori.

[2] Le bal des mercenaires d’Aboubacar Said Salim, Marâtre de Salim Hatubou et Une saison aux Comores de Nassuf Djailani.

[3] Le R. P. Charles Sacleux était un missionnaire à Zanzibar à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Linguiste de renom, il a écrit plusieurs ouvrages sur le swahili dont La grammaire des dialectes swahilis et l’important Dictionnaire swahili-français. Il est également l’auteur du premier Dictionnaire comorien-français et français-comorien (SELAF, Paris,1979).

[4] Certains numéros de cette revue sont encore disponibles en consultation à l’Inalco ou en diffusion en librairie spécialisée.

[5] Centre d’études et de recherches sur l’Océan indien de l’Institut National des Langues et Civilisations à Paris, aujourd’hui rebaptisé sous le nom de CROIMA ou Centre de recherches sur l’Océan indien occidental et le Monde austronésien.

L’édition comorienne ressemble actuellement à un espace d’expérimentations pour un artisanat nouveau aux Comores, avec deux maisons-phares, Komedit et Coelecanthe. Pour la petite histoire, l’historien Mahmoud Ibrahim, patron des éditions Coelecanthe, a d’abord été l’un des actionnaires de Komedit, avant de chercher à monter sa propre maison d’édition.

Plus d’infos sur le catalogue des éditions Komedit, se rendre sur leur site: www.komedit.net. La photo de Mohamed Ahmed-Chamanga est de Irchad Ousseine Djoubeir, prise lors d’une rencontre au Muzdalifa House. Les autres images (issus des archives Washko Ink.) sont de Soeuf Elbadawi.