La force d’une caméra-stylo contre les images d’Epinal

Présentation de L’ivresse d’une oasis, dernier film de Hachimiya Ahamada, au Muzdalifa House, ce vendredi 28 février 2014. Hachimiya Ahamada est une jeune réalisatrice franco-comorienne, formée à « L’école de la rue » à Dunkerque et à l’INSAS de Bruxelles. L’ivresse d’une oasis est un film intime, profond, porté par un questionnement sur la mémoire et l’identité. Une « fille de lune » née à l’autre bout du monde revient sur les traces de son père sur la terre des aïeux. Tout un poème. Entretien. 

Pourquoi ce titre : « L’Ivresse d’une Oasis » ?

Ce documentaire prolonge mon travail de fin d’étude, qui s’intitule « Feu Leur rêve ». Il est l’aboutissement d’une quête sur mes origines. Il est aussi un moyen de faire le deuil après la disparition de mon père.  Comme d’autres hommes de sa génération, il a eu ce rêve de revenir aux Comores et de construire une maison familiale dans son village natal, où habiteraient ses filles. Or, il n’a pas pu les voir franchir l’entrée de cette demeure. Au gré du temps, on est passé de foyer familial à résidence de vacance, puis de résidence de vacances à maison «tombeau». Aujourd’hui, cette maison vide et sans histoires se fissure. Elle vieillit sans la  présence de mes sœurs et moi. Nous aussi, nous prenons de l’âge. Par ce titre, je voulais surtout évoquer cette obsession du père de concrétiser un rêve. Savoir qu’il y a des obstacles pendant le voyage, mais vouloir absolument accéder à une Oasis. Oasis qui n’est pas un mirage. Une frénésie qui peut mener jusqu’à un état de transe. Ne penser qu’à l’objectif fixé dès le départ sans avoir pris de précautions et ni anticipé les conséquences. Les premiers émigrés ne reviennent plus vraiment. Puis à ce jour, ceux qui partent vers Mayotte en kwassa savent que la mort les attend à tout moment. Mais qu’importe ! La réalité est telle qu’il faut partir. Et, mieux revenir. Le film est écrit à la première personne. Toutefois, comme il a une résonnance collective, ça devient un film à la première personne du pluriel : nous, insulaires de là-bas et d’ici. Il est une réflexion sur une diaspora qui ne cesse de croître. Les insulaires s’en vont dans l’idée de mieux revenir. Mais qu’en est-il de leur descendance ? Que font-ils de leur héritage culturel ?

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Mélange des genres, forme  éclatée ?

Le point de départ repose sur un conte qui me poursuit encore aujourd’hui : « Le village des Jevien ». Une rencontre étrange entre un insulaire et la gardienne d’un village fantôme dont les maisons vides sont des propriétés de la diaspora comorienne exilée vers l’ailleurs. Dans ce village, les corps sans vie des émigrés reviennent pour être enterrés. Ceux de leurs enfants aussi. Une fiction qui n’est pas si loin de la réalité. Le conte est la part poétique du documentaire. C’est un élément d’écriture. Le canevas du film repose sur une écriture en forme de lettre-vidéo. Il répond à la première lettre envoyée en VHS par mon père, qui nous présente fièrement les avancées des travaux de la maison lors de sa venue en 1991. Ma lettre devient une caméra-stylo, un carnet de voyage, dans lequel je note chacune de mes rencontres. Je pars de ma famille restée à la Grande Comore. Une lignée forte, qui nous rappelle sans cesse que nous sommes « UN », même si nous vivons ailleurs, et même si la racine est coupée. Ensuite, en poursuivant mon voyage vers les autres îles, je fais face à une réalité brute qui brise les images d’Epinal sur le pays, des images dans lesquelles je baignais depuis l’enfance. Ma caméra dévoile ce que sont les Comores à l’instant T.  L’utilisation de trois supports vidéo numériques différents marque trois espaces temps bien défini : 1991 (la construction de la maison), 1997 (notre premier voyage aux Comores) et 2010 (mon voyage à travers les quatre îles). Enfin, le film se chapitre en fonction des îles : Grande Comore, Mayotte, Anjouan et Mohéli. Il fallait harmoniser toutes les propositions de situation au montage. J’ai continué ce que j’avais commencé à élaborer depuis les bancs de l’INSAS en termes d’écriture. De Destin Tracé à L’Ivresse d’une Oasis, j’expérimente à chaque fois de nouvelles associations d’idées, en image et en son. Ce qui donne cette forme déstructurée.  Raconter une histoire forte, d’abord, et, ensuite, agencer une forme qui correspond au fond.

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Le film interroge le legs, la question de la transmission de ce legs…

A chaque diffusion du film auprès de la diaspora comorienne, il y a toujours eu un déclic chez les jeunes nés en France. Après échanges, ils se rendent compte des sacrifices faits par leurs parents. Les économies mises de côté font perdurer ce mythe de l’éternel retour. L’héritage physique demeure la maison, elle seule les ramène vers leur terre natale. Sans cette construction, le retour serait-il une évidence ?  Ce film écrit à la première personne raconte aussi l’histoire de cette jeune génération. Derrière la maison construite par les parents, il y a la famille restée au pays et avec laquelle les liens se distendent. La demeure fait acte de présence pour les familles absentes dans la vie quotidienne au village. Durant le tournage, je me suis rendue compte de ma méconnaissance d’une partie du village de mon père.  Il s’agissait d’un champ, situé en hauteur et sur lequel la famille restée au pays plante, cueille et travaille la terre. En plus de la maison vide, il y a la jachère entretenue par un membre de cette famille.  Un espace très vert et par endroit non défriché, qui forme aussi un tout, avec l’héritage de la maison.

Propos recueillis par Soeuf Elbadawi

Vous pouvez également trouver cet entretien, accompagné d’un article d’introduction aux premières images du film, dans le supplément du Muzdalifa House de janvier/ février 2014, distribué à Moroni ou téléchargeable ici :Supplement1MH.