Agoraphobia de Lotte Van Den Berg avec Soeuf Elbadawi

A Paris, viennent de s’achever les représentations d’Agoraphobia, au festival Paris Quartier d’été. Un spectacle de Lotte Van Den Berg, metteur en scène venue des Pays-Bas, avec Soeuf Elbadawi, comédien des Comores, à l’affiche. Une proposition interrogeant les rapports entre les hommes dans une cité urbaine du Nord. Une expérience qui rend compte du monde aujourd’hui en mouvement…

Agoraphobia est une performance dans l’espace public. Histoire d’un homme qui cherche son semblable dans le tumulte d’une grande ville. Il se sait écouté par des oreilles complices, à qui rendez-vous est donné sur cette place où lui-même se cherche une raison d’être: “Je me suis avancé/ Il y en a un qui parle/ et des millions qui écoutent/ Il faut qu’il en soit ainsi”. Ces spectateurs, inscrits sur une liste via le web, venus partager cette étrange proposition, entamée via l’intimité d’un portable, se confond avec la foule des passants autour. Personne ne sait encore où se trouve celui qui parle. Chacun épie son voisin ou le lointain. Pour tenter de répérer l’endroit où se traîne le comédien portant cette parole de Rob de Graaf. Un texte que l’auteur néérlandais a écrit avec Lotte Van Den Berg à ses côtés, dans l’idée de faire se croiser les mondes. “Je fais du théatre à partir d’une grande foi en l’importance du rassemblement des gens. Pour moi, le fait que nous puissions nous montrer vulnérables à l’intérieur du théatre, en présence les uns des autres, est infiniment réconfortant” explique la Néerlandaise.

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Lotte Van Den Berg, metteur en scène du projet Agoraphobia

Le comédien, lui, apparaît sous les traits d’un homme fracassé, traînant une vieille valise noire, veste à rayures et caca de pigeon. Courbé, il fouille les poubelles, ramasse des mégots, apostrophe le passant, qui, lui, ne s’imagine pas être en face d’un acteur en pleine représentation. Il y a de la curiosité, de la gêne déguisée, des détournements de regard, de la méfiance clairement signifiée chez certains.  “L’échange entre le comédien et ce SDF tout à l’heure m’a bluffé. C’était un moment très fort. J’ai même cru que c’était prévu dans le spectacle, avant que le comédien ne vienne me dire que c’était totalement impromptu” raconte un spectateur émerveilléDe belles images surgissent ainsi du rapport à l’espace, fondées sur l’improbable de la rencontre avec des inconnus, qui, parfois, se retrouvent à rester jusqu’à la fin du spectacle, sans deviner que c’en est un. Autre témoignage : “J’ai cru que c’était un évangéliste, puis je me suis rendu que ce qu’il disait avait du sens”. Les gens restent là, tenus par cette parole, qui prône un monde où l’on repousse la méfiance, où l’on accepte la légereté, où l’on abandonne sa résistance, et où la principale question demeure celle du “nous”: “Voyons-nous uniquement le sentier que nous avons trace pour nous-mêmes ou avançons-nous ensemble?” Le texte, écrit dans une forme d’épure, où la familiarité du langage induit de la clarté et de la persuasion, bouscule tout un chacun. Le public est ému, et le comédien ne l’est pas moins. Pour la metteur en scène, le théatre, chose vivante, “se passe ici et maintenant. Impossible de le débrancher ou de l’éloigner d’un coup de pied négligent. On est en plein dedans, on en fait partie. Les spectateurs et interprètes ont choisi d’être là ensemble et sont livrés les uns aux autres”.

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Spectateurs conviés pour Agoraphobia par Paris Quartier d’été à Gare du nord

Le personnage se faufile dans l’imaginaire connu ou fantasmé des grandes cités urbaines. Il est possiblement clochard dans une gare ou parasite sur une place publique, mais très vite, il se transforme dans le délire des ambiguïtés de la rue. Il devient cette sorte de fou illuminé, de prophète sans église, de tribun politique captant le vent, de citoyen en mal d’amour haussant le ton. Il navigue d’un personnage à l’autre, au gré de son errance dans l’espace où se joue la proposition. Du dispotif de départ, basé sur l’intimité du télephone et sur le confort des oreillettes pour un public attentionné, il s’échappe ensuite pour un live direct face à la foule. Du “je”, il passe au “nous”, abattant les murs, imaginaires ou réels, pouvant alourdir la relation, aspirant plus à cette « fusion inconditionnelle »,« vérité n’est jamais compliquée ». Au passant, à qui il s’adresse directement, il dit: “J’ose me montrer comme je suis, tel que je suis, faible/ Je tends la main et j’attends que tu me guides/ Je fais confiance à ton regard/ Je te laisse faire ce qu’il faut pour que je sois là où je dois être”. Un personnage aux contours parfois incertains, qui, de courbé, en ouverture de ce monologue, se relève, à la fin du spectacle, en célébrant le “nous”, grâce auquel il fait corps avec le public, que celui-ci soit venu là par choix de fougueux festivalier ou par pur et simple hasard. Le personnage, toujours, au public, présent : “Qui suis-je si vous n’êtes pas là/ Que valent mes paroles si personne ne m’écoute?”.

Programmé dans le cadre du festival Paris Quartier d’été, le spectacle a été joué à Pantin, sur la place de la République, à Gare du Nord, à la Fontaine aux Innocents, des lieux emblématiques du Paris urbain. Quelques jours plutôt, Agoraphobia avait été présenté au festival Châlon dans la rue, à Chalon-sur-Saône. Une drôle d’expérience pour Soeuf Elbadawi : “C’est un cadeau que m’offre Lotte Van Den Berg. Le texte est d’une beauté rare. Je dis merci aussi à l’auteur. L’impression à chaque fois de parler de mon propre vécu, dans un projet, qui, pourtant, me ramène au monde en mouvement”. Créé en néérlandais à Amsterdam, le projet existe aujourd’hui dans quatre autres langues, en anglais à New-York, en allemand à Münich, en italien à Rome, et en français à Paris. Le sort a voulu que ce soit un Comorien qui le porte dans l’Hexagone français. Un Comorien, qui, lui-même, chemine depuis huit ans sur la place de l’homme en ce monde, sur le rejet de l’autre, sur l’altérité. “La rencontre avec Lotte Van Den Berg a d’abord été humaine, mais je crois que sa confiance et la manière dont elle m’a amené ce texte, m’ont obligé à ré-interroger tout ce en quoi je croyais au théatre. Le vrai cadeau est là, dans le fait d’apprendre à croire encore en ce que l’on fait, au sens d’une demarche artistique située loin du divertissement”.

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Agoraphobia sur la place de la République à Paris

Le spectacle parle de la solitude en ce monde, de la difficulté de se parler, de la peur de l’autre, de l’indifférence et dresse une possible alternative contre ceux qui ne croient plus  en l’homme. “Nous devons nous regarder les uns les autres/ Nous écouter les uns autres/ ça commence par nous” écrit Rob de Graaf. Il y a une véritable leçon de vie dans ce poème, sur notre capacité à retisser du lien, sur nos limites aussi. “Dans ce projet, j’ai pu éprouver mes propres limites dans le jeu, dans la relation au texte, dans le rapport immédiat au spectateur, mais pas seulement. Il y a aussi le plaisir d’incarner cette petite chose humble que peut être l’homme face à un public, attendu ou improvisé, et, surtout, face à l’inconnu de l’espace public. Le projet s’adresse à la fois au spectateur averti et convié d’un festival, et à l’homme qui passe dans la rue, et qui se retrouve, de fait, propulsé dans un espace-temps qui n’est plus le sien, celui d’Agoraphobia, un temps suspendu, où l’on questionne notamment sa capacité à crever la bulle, à se jouer d’une altérité pressante, à faire sien la parole d’autrui, dans l’urgence et la nécessité. Il est question de partage. d’écoute et de vivre-ensemble” confie Soeuf Elbadawi. “Je dois surtout dire que c’est l’histoire d’une belle rencontre avec Lotte Van Den Berg, une rencontre qui était presque improbable, dans la mesure où il n’y a pas beaucoup de liens entre les Pays-Bas et les Comores, et qui me fait grandir, artistiquement. Au passage, je dois aussi remercier la fondation du Prince Claus, sans qui les Pays-Bas ou Lotte et Omsk n’auraient  pas fait partie de mon histoire. Ce qui est le cas, désormais”. Soeuf Elbadawi est soutenu par le Prince Claus pour son travail théâtral aux Comores depuis 2009. C’est beaucoup grâce au soutien de cette fondation que le comédien a pu découvrir l’univers de Lotte Van Den Berg, qui, elle, dirige la compagnie OMSK aux Pays-Bas, avec cette volonté de “mettre la puissance du théatre au coeur de la société”. Une des missions que se donne la compagnie O Mcezo* de Soeuf Elbadawi à Moroni, où elle est installée.

MH

Produit par OMSK, Agoraphobia se joue en plein air, sur une grande place, en plein centre-ville. Par le truchement de leur téléphone, les spectateurs suivent à distance un homme qui semble soliloquer, avant de s’adresser directement à eux, les associant à son réquisitoire solitaire, à son appel à la société. Dans Agoraphobia, Lotte Van Den Berg entend répondre à la dégradation du système social et des structures collectives. Cette nouvelle production qui se joue en plein air au cœur des villes, ne ressemble en rien aux représentations auxquelles vous avez pu assister jusqu’ici. Il n’y a aucun décor, aucun éclairage de scène, aucune amplification acoustique, aucune tribune. Agoraphobia est une rencontre spéciale entre des humains. Durée 50 mn.

Programmé à Chalon-Sur-Saône et à Paris en juillet et en août 2013, le spectacle est repris en septembre prochain, les 6 et le 7, au Theatherfestival de Bruxelles, en Belgique, en version française et néerlandaise.

Les photos illustrant l’article sont de G. Bastide (BillKiss*/Washko Ink.).