Hamouro encore

De son vivant, Salim Hatubou a écrit plusieurs textes, dont l’odeur du béton, Les démons de l’aube, A feu doux, Hamouro. Son écriture prend comme point d’ancrage, ses Comores natales. Les thématiques centrales de son œuvre en témoignent. Souvent désigné comme un chantre de l’oralité, sa force est de produire des écrits reflétant l’identité de son archipel, sur un plan historique et culturel. L’auteur trouve de quoi nourrir son écriture dans le patrimoine. Salim Hatubou est de ceux qui ont posé les premières pierres d’une littérature francophone des îles Comores. Disparue il y a un peu plus d’un an, sa voix de conteur nous est encore audible, grâce à une œuvre prolifique qu’il a laissée. Lecture d’une de ses œuvres, Hamouro, réquisitoire contre la présence française à Mayotte et contre le tragique visa Balladur, synonymes de millier de morts.

Hamouro est le récit d’un déracinement, d’une déchirure au scalpel, entre une communauté de pêcheurs et sa terre. Hamouro, c’est le nom d’un village mahorais ; lieu choisi par la Mère Patrie pour la construction d’un complexe hôtelier : le Lagon Beach. Les habitants de ce village sont sommés de partir. Voulant résister et faire face au désastre, les gens de Hamouro attirent sur eux la colère des autorités : « Ce ne sont pas des minables pêcheurs qui vont nous résister ! » tempête Petit-Chef-Nègre, artisan du désastre. Dans cette histoire la Mère Patrie renvoie à la France, occupant illégalement Mayotte depuis l’indépendance comorienne. Une vingtaine de condamnation sont prononcées par L’ONU contre cette occupation.

Tu exiges que je dise, alors je dis ! lit-on au début de l’histoire. Placée à l’entrée du texte cette phrase annonce la démarche dénonciatrice à laquelle s’adonne l’auteur : une injonction soulignant l’acte de dire comme un devoir. Salim Hatubou souhaite nous livrer une photographie du désastre à Mayotte, en rapport avec les ressortissants venus des trois îles indépendantes. Cela se perçoit, ne serait-ce que par le choix de patronymes ayant horriblement marqué l’Histoire [Hitler, Poltpot…] pour désigner les hommes chargés de nettoyer l’île de ces « parasites » : une image qui se rapporte aux Comoriens. Le Visa-Balladur, les cadavres en mer, les « clandestins », les rafles, le non-respect des droits, internationaux et humains, sont autant de questions que l’auteur aborde ce son livre.

Aux faibles d’apprendre à se taire quand les puissants font l’Histoire. Dans ce petit archipel, l’Histoire transmise raconte l’éclatement : Mayotte et la partie indépendante ne seraient que voisines. L’instauration d’une frontière [macabre] entre les deux rives, le statut de départementalisation, effacent les traces de l’identité commune. Sans visa, les comoriens des trois autres îles ne peuvent plus se rendre à Mayotte. S’imaginant toujours chez eux, ces derniers prennent la mer en Kwassa et tentent de déjouer les radars vifs de la PAF. Dans la traversée, des hommes, des femmes et des enfants disparaissent en mer, la société civile avance le chiffre de 30.000 morts.

Sur l’île, une chasse aux clandestins est ouverte dans l’impunité totale : « Insulte. Aversion. Cris. Animosité. […] Torture. Coup. Humiliation. Une femme a couru, blessée, ensanglantée […] une horde de jeunes hommes armés de machettes l’a pourchassée. Ils ont ligoté la pauvre fille et un policier lui a hurlé aux oreilles : « papiers ! papiers ! » » Salim Hatubou donne à ce passage un rythme saccadé qui traduit l’essoufflement ; il s’agit d’un moment de panique et de frayeur. Ce passage place le lecteur face à la réalité d’un peuple manipulé, dressé contre lui-même, avec la complicité des forces de l’ordre.

Dans un temps de rafles où les pics de violence sont au plus haut point, Bweni, ressortissant des autres îles, est livrée aux coups : « Elle a donné un enfant beau comme le printemps d’un dieu bantu. L’enfant avait un jour lorsque les policiers sont arrivés dans la case de Bweni […] Et Bweni a pleuré. Et Bweni a tremblé. Et Bweni a sangloté […] la porte s’est envolée en éclats. Et Bweni s’est retrouvée à terre. Et Bweni a été tabassée […] Et Bweni a été menottée. Et Bweni […] a été reconduite à la frontière, une frontière imaginaire. » Le nom Bweni est associé à une série d’images avec chacune son lot de brutalité. Bweni, qui veut dire femme en shikomori, est un nom renvoyant à une image de beauté et de douceur. L’auteur souligne dans ce passage une opposition entre la brutalité de la police française et cette image de la femme. La réalité géographique de ces îles étant une vérité indiscutable, Salim Hatubou parle, dans son texte, de frontière imaginaire au sein d’un même peuple et érige la fiction en symbole contre l’éclatement de l’unité.

A la dépossession de la terre s’ajoute un remodelage du culturel et du religieux. Le Petit-Chef-Nègre, pantin de la colonisation, se promène le long du texte, il viole et assassine sa secrétaire. Un fait courant dans un contexte de vie où la violence est devenue monnaie courante. Le corps de la victime est destiné à l’autopsie, une pratique controversée, compte tenu des habitudes religieuses de ces îles. La dépouille relève du sacré, l’autopsie d’une profanation. Scandalisé, le père de la défunte s’insurge : « Un blanc va venir découper le cadavre de ma fille ? Non ! C’est interdit par notre religion ! Il est vrai que ces Blancs nous donnent à manger, mais nous gardons notre religion et nos traditions » Sur le dernier-né des départements français, les principes de la république française se heurtent aux croyances et à la tradition des insulaires.

Le poète Saindoune Ben Ali disait[1]: « Je vais tout te raconter/ L’histoire est fausse / ne lis pas leurs livres / écoute plutôt la voix de la montagne en érection ». Salim Hatubou semble en accord avec ces vers du poète ; il fait parler la terre, gardienne de mémoire et témoin de l’Histoire. Mythes, légendes, contes, chants et proverbes, peuplent son texte ; comme ce chant entonné par un clandestin en passe de se faire rapatrier sur les trois îles :

Si tso redjeyi hunu hatru

Nous reviendrons ici chez nous

Yinu nde arudhui Ya howarizaya

Ceci est la terre de nos ancêtres

Reka mwandza reka kamdjandza

  Que vous le vouliez ou non »

Ce chant résonne comme un défi lancé à l’occupant, celui d’une impossibilité de frontière entre Mayotte et ses sœurs.

Exilé en France après une enfance bercée par les contes de sa grand-mère, comme il aimait le dire, Salim Hatubou est décédé en 2015 à Marseille.

Fouad Ahamada Tadjiri

[1] Testaments de Transhumance, Saindoune Ben Ali, Komedit.